CHAPITRE IV
Après la mort de son premier fils, à peine sorti de son ventre, Moutnéfer avait accouché d’un autre garçon, hélas mort-né lui aussi. Longtemps, elle avait cru ne plus pouvoir enfanter et lorsqu’elle croisait le regard joyeux d’Ahmosis, les plus sombres doutes assaillaient son esprit. Par bonheur, Pharaon n’avait pas déserté sa couche et, soulagée, Moutnéfer avait alors mis au monde un troisième garçon.
Bien qu’il fût assez malingre dans sa petite enfance, il grandissait à présent sans trop d’encombre et atteignait ses dix ans d’âge et, bientôt, pourrait épouser celle qui lui transmettrait le sang royal pharaonique.
En cette chaude journée qui pesait sur le palais de Thèbes, Moutnéfer cachait habilement sa joie. Le fils cadet de Sobekka avait été retrouvé noyé sur les berges du Nil. Qu’un tel accident arrivât à un marin aussi confirmé que l’était Aménosis en surprenait plus d’un.
Le cortège qui suivait le catafalque croulait sous les chants sacrés et les plaintes des pleureuses qui, vêtues d’or et de bleu, levaient les bras au ciel et psalmodiaient leurs mélopées en chœur.
Les prêtres suivaient en silence les porteurs d’offrandes, balançant généreusement les encensoirs qui diffusaient leurs senteurs de myrrhe sur toute la longueur du cortège.
Moutnéfer dissimulait le bas de son visage derrière un fin mouchoir de lin qu’elle tapotait discrètement contre ses lèvres étirées en un sourire de contentement.
Pour un peu, elle se serait jointe aux pleureuses qui, à présent, enveloppées dans leur ample robe, venaient de s’agenouiller en un long mouvement sinueux devant le cercueil d’Aménosis. Elles se courbèrent, le front touchant le sol, les mains posées à plat sur le dallage de l’allée qui menait au temple, récitant les hymnes sacrées que réclamait la circonstance.
Certes, Moutnéfer respirait. Désormais, son fils avait la voie libre. Ses demi-frères ne l’encombreraient plus.
Les funérailles d’Aménosis, le fils du pharaon et de la concubine Sobekka avaient lieu au début de la saison d’Akhit. Pas un notable de Thèbes ne manquait. Conseillers, ambassadeurs, intendants, courtisans, vizirs, tous suivaient dignement le cortège attendant que la sépulture emmène définitivement le mort au royaume d’Osiris.
Malgré l’époque de la crue, le Nil ne débordait que peu et le sol insuffisamment inondé attendait que les eaux se retirent pour y laisser son limon qui apportait une terre riche et noire. Bien des craintes auraient soulevé les esprits des Égyptiens, cette saison-là, s’il n’y avait eu l’année précédente une abondance de moisson qui avait largement rempli tous les greniers à blé de Thèbes.
Sécurisés, les paysans respiraient car, à coup sûr, cela devait éviter une famine toujours prévisible lorsqu’une année trop sèche tombait sur le pays.
La chaleur écrasante s’abattait sur la ville et les funérailles se poursuivaient dans un ordonnancement que rien n’eût perturbé si ce n’était le vol de quelques corneilles dans un ciel pesant et lourd.
Choisi par Pharaon, le sarcophage d’Aménosis était une belle pièce en granit noir, brillant et dur. Il en contenait un autre de taille plus petite, richement décoré à l’intérieur, dans lequel la momie du mort avait été glissée.
Sobekka dont les yeux étaient restés secs devant les épouses royales, n’avait pu s’empêcher de déverser sur la rassurante épaule d’Ouadjmosis toutes les larmes qu’elle contenait en elle depuis la mort de son fils.
Enfermé au temple d’Amon, Ouadjmosis en était tristement ressorti pour suivre avec sa mère les funérailles de son frère et l’accompagner à sa dernière demeure, celle qu’Osiris préparait dans l’au-delà à tous les pharaons et fils de pharaons.
Sobekka qui, de sa vie au harem, n’avait jamais rien osé réclamer, sollicita une faveur que Thoutmosis ne put lui refuser. Elle souhaitait que les peintures intérieures du sarcophage représentassent essentiellement les scènes de la vie active qu’avaient aimées son fils.
Combats, courses, compétitions sportives, chasses, pêches et même voyages sur le grand fleuve qui l’avait si cruellement emporté figuraient à la place des masques d’Amon, d’Isis, de Thot ou d’Anubis. Cela n’était étrange que par le côté inhabituel des motifs gravés sur un sarcophage.
Seules, les canopes d’albâtre qui contenaient ses viscères avaient des couvercles qui représentaient la tête des dieux.
À vrai dire, Thoutmosis ne comprenait guère ce qui s’était passé. Aménosis était un parfait marin. Il connaissait le maniement de tous les bateaux, de toutes les embarcations utilisées sur le Nil et même de ces barques légères destinées à suivre le fleuve en des compétitions sportives auxquelles s’adonnaient souvent les jeunes nobles de Thèbes.
Ces longs bateaux en forme de croissant, dont l’avant ni l’arrière ne plongeait réellement dans l’eau, comme celui qui avait échoué, fracassé sur la berge, n’avaient pourtant aucun secret pour lui. Aménosis et son frère Ouadjmosis savaient les diriger mieux que quiconque. Une erreur de manœuvre paraissait impossible. D’ailleurs, combien de courses avaient-ils effectuées et gagnées avec les jeunes sportifs de leur âge ?
Construites comme de véritables maisons flottantes, les embarcations étaient rapides, efficaces, puissantes, et la mâture centrale qui soutenait, par de nombreux cordages, l’unique voile immense et aérienne n’avait, elle non plus, aucun secret pour les deux frères.
Pourquoi le bateau avait-il versé ? Pourquoi en aucun lieu du fleuve n’avait-il été remarqué ? Pas un marin, pas un pêcheur sur le bord du Nil n’avait signalé ou observé la moindre anomalie, malgré la grande voile déployée qui s’apercevait toujours de loin, à tribord comme à bâbord.
Le port de Thèbes qui grouillait en temps normal d’hommes chargeant ou déchargeant les bateaux, semblait avoir été vidé, ce jour-là, de toute animation.
L’énigme pointait son visage mystérieux sans vouloir dénoncer la moindre singularité. Et Thoutmosis se demandait si, lors de l’accident, son fils utilisait la grande voile ou le gouvernail accolé à la coque. Question bien inutile qui ne trouvait pas sa réponse car, là encore, Aménosis savait employer son agilité et sa maîtrise pour associer les caprices du fleuve et ceux du gouvernail du bateau.
Que lui était-il arrivé ? Des conducteurs de chalands qui transportaient des blocs sortis des carrières de Tourah, proches de Memphis, avaient trouvé les corps noyés d’Aménosis et de ses trois coéquipiers sur les berges du Nil, aux abords d’Hermopolis.
On avait inspecté scrupuleusement la barque retrouvée sur la berge du fleuve, broyée peut-être par la mâchoire d’un puissant crocodile plus que par les flots du Nil, certes parfois impétueux.
Après un examen attentif, les experts n’avaient remarqué aucune défaillance dans le gouvernail ni dans la mâture. Se pouvait-il qu’Aménosis et ses trois compagnons se soient tous endormis, sans se soucier des aléas du Nil ?
Thoutmosis refusait cette hypothèse. Il avait ordonné qu’on ouvrît une enquête, mais le Grand Vizir, assisté de jeunes magistrats dont il avait lui-même formé l’équipe, n’avait pas cru nécessaire de poursuivre et, faute d’éléments vraisemblables, l’affaire s’était arrêtée.
Au soir des funérailles, Thoutmosis sentit son cœur s’attendrir. L’un de ses fils mort, l’autre devenu prêtre au temple d’Amon, il ne lui restait à présent que le jeune garçon de Moutnéfer pour assurer le destin du pays. Aussi ce jour-là, rendit-il visite à sa Seconde Épouse.
D’instinct, Moutnéfer sut qu’il venait s’assurer de la bonne forme de son plus jeune fils. Lorsqu’un héraut lui annonça la venue du pharaon, elle s’employa habilement à préparer l’instant comme s’il s’agissait d’une habitude quotidienne.
Quand Thoutmosis pénétra dans ses appartements, Moutnéfer était mollement étendue sur un sofa d’osier peint de couleurs vives. Son fils jouait à côté d’elle avec des fléchettes taillées dans des roseaux.
C’était un enfant petit, râblé, qui ne possédait ni la force athlétique de ses demi-frères, ni l’intelligence et la culture de sa demi-sœur Hatchepsout. Mais, c’était un garçon assez vif d’esprit et en parfaite santé. Seule, sa petite enfance s’était révélée un peu perturbée.
— Majesté, fit le garçonnet en se courbant devant Thoutmosis qui entrait dans les appartements de Moutnéfer, puis-je vous présenter une requête ?
Surpris, le pharaon qui n’avait pas vu son fils depuis une ou deux saisons, posa ses yeux dans ceux de l’enfant. Il y vit une lueur inquiète.
— As-tu l’accord de ta mère ?
— Certes, Majesté. Je l’ai.
— Alors, parle mon fils, dit Thoutmosis en observant le visage subitement réjoui du jeune garçon.
— N’allez-vous pas vous moquer ?
— C’est promis, je t’écouterai.
Face à lui, l’enfant relevait haut son buste, soutenant le regard amusé de Pharaon. Voilà qui le détendait de cette sinistre journée de funérailles.
— Mon père, dit l’enfant, laissant tomber d’un ton plus assuré le traditionnel « Majesté », je veux rentrer dans la corporation des archers d’élite de Thèbes.
— Tu n’as pas encore atteint tes dix ans, il me semble.
— Je sais tirer mieux que certains enfants qui ont cet âge et, sans vouloir vous offenser, mon père, je tire mieux qu’Hatchepsout.
Le pharaon sourit. Ce fils était plus intelligent qu’il ne pensait, car il savait qu’en avançant le nom de sa fille, il l’obligerait à reconsidérer la question.
— Qui t’a dit que tu tirais mieux qu’elle ?
— Nous faisons quelquefois des compétitions et je gagne chaque partie.
Comme Thoutmosis paraissait étonné, le garçonnet reprit vivement :
— Si elle manie le char mieux que moi, c’est que cinq années nous séparent et que ses forces sont plus grandes que les miennes. Mais, je puis vous assurer que l’honneur du tir à l’arc me revient.
Malgré la douleur que lui causait encore la perte de son fils Aménosis, le pharaon se mit à rire. Il tourna la tête en direction de Moutnéfer qui semblait ne pas s’intéresser à la conversation. Mais, en réalité, elle ne perdait aucun mot prononcé par Thoutmosis, analysant prudemment la signification de chacun de ses rires, chacun de ses gestes et propos.
Le pharaon prit son fils par le bras et l’entraîna dans le couloir qui menait à l’étage inférieur. Puis, frappant dans ses mains, il s’écria :
— Qu’on aille chercher son maître-archer et qu’on m’apporte flèches, cibles et arcs.
Quand le pharaon et l’enfant furent sur la terrasse ombragée, entourée de sombres sycomores qui tendaient leurs branches touffues et denses, un petit homme en pagne court arriva. Il avait le torse nu et tenait entre les bras tout l’attirail de l’archer débutant.
L’enfant courut à lui et saisit promptement l’arc en bois d’acacia.
— Regardez, père, je vais tirer à vingt mètres, peut-être trente ou cinquante.
Thoutmosis saisit à son tour la cible que lui tendait l’archer. C’était une plaque de bois tendre peinte en rouge avec des spirales qui tournaient autour d’un point noir central.
Pendant que Pharaon accrochait la cible à la plus basse branche d’un sycomore éloigné d’une vingtaine de mètres, l’enfant tirait vivement l’arc des mains de l’archer.
— Ce n’est pas assez loin, mon père.
— Accomplis d’abord cet exploit, nous verrons ensuite.
L’enfant banda son arc. La corde était en tendon de bœuf.
— Puisque tu sembles dire que c’est trop facile, trancha Thoutmosis, tu n’as droit qu’à une flèche.
Le garçonnet se concentra et ne se préoccupa plus que de la cible. Il prit une longue respiration, bloqua son souffle, tendit le peu de muscles qu’il avait dans les bras. La flèche à la pointe d’électrum démangea fortement ses doigts. Quand elle partit, elle alla se fixer au centre du point noir.
L’enfant exulta.
— Vous voyez bien, mon père, que je peux tirer à trente ou cinquante mètres.
Thoutmosis sourit. Ce petit exploit lui plaisait. Il passa furtivement sa main dans ses cheveux courts, frisés et noirs, car il avait ôté sa perruque d’apparat pour venir visiter Moutnéfer.
Inspectant les arbres avoisinants, il en choisit un légèrement plus éloigné et accrocha la cible à l’une des branches qui tendait un feuillage somptueux.
— Mon père, cria l’enfant, les feuilles cachent en partie la cible.
— Justement, répliqua Thoutmosis, un bon archer doit disposer d’une vue sans faille. Le point central de la cible n’est pas obstrué par les feuilles et si tu es aussi fort que tu le dis, tu dois toucher le centre sans difficulté.
Le garçonnet fit la grimace. Voilà qui se compliquait ! Jamais encore son maître-archer ne lui avait fait viser une cible à moitié cachée.
— Cette fois, dit le pharaon à son fils, tu n’as droit qu’à deux flèches.
L’enfant se concentra à nouveau, banda l’arc, tendit ses muscles. La flèche transperça le bord d’une feuille et il dut utiliser sa deuxième flèche pour atteindre le centre de la cible.
— Ce n’est pas si mal, fit Thoutmosis en tapotant l’épaule de son fils. Mais, avec un peu plus de concentration, tu aurais pu mieux faire.
L’enfant esquissa un sourire grimaçant.
— N’oublie pas, mon fils, que n’importe quel exercice physique demande un pouvoir de concentration sans cesse accru, contrôlé, renouvelé. Sans lui, tu ne peux rien faire. Voyons ! À présent, essayons les cinquante mètres dont tu me parlais tout à l’heure.
Lorsque celle-ci fut placée à la distance voulue, l’enfant ne réussit à percer le point central qu’à la troisième de ses flèches.
Déçu, il regarda son père, mais celui-ci semblait satisfait.
— Tu t’en tires bien, mon fils, mais il est un peu tôt pour entrer dans la corporation des archers de Thèbes. Il te faut encore une année de travail. Après, si tu tires ta première flèche à soixante-dix mètres, tu seras le meilleur de tous.
*
* *
Séchat en avait terminé avec ses années de petite fille. Enfin, son grand-père accordait sa confiance à l’adolescente qu’elle était devenue.
La barque glissait silencieuse et légère sur le bord du Nil. Cette année-là, la crue insuffisante laissait les récoltes de blé médiocres et très inférieures à celles des années précédentes et, bien que le limon fertile permît à quelques cultures de pousser favorablement, l’humidité indispensable ne s’était pas assez répandue, asséchant rapidement tous les terrains éloignés du Nil.
L’inévitable conséquence ressurgissait sur les prix du blé et du vin qui montaient considérablement et défavorisaient les familles de basse condition au point que l’infortuné paysan, ne pouvant se procurer des céréales en quantité suffisante, ne nourrissait plus assez sa famille.
Quelques plantes verdoyantes étonnaient presque l’œil aux seuls endroits couverts par les eaux.
Ailleurs, le dur sol, trop réchauffé par le soleil, n’engendrait que de maigres touffes jaunies. Certes, les immenses greniers à blé, disséminés dans la campagne, regorgeaient de la récolte précédente. Certes aussi, les Égyptiens, dont la prévoyance était le principal souci, importaient d’Asie une grande quantité de céréales qui leur permettait de faire face lors des années de sécheresse.
La journée, baignée du soleil intense de ses plus chaudes heures, dégageait une odeur âcre et brûlée de terre asséchée. Le ciel gardait cette opacité violente d’un bleu puissant qui le transformait en un implacable mur d’azur. Ciel inviolable à la limite de l’intransigeance la plus absolue.
— Yahmose, arrêtons-nous, veux-tu ? J’aimerais marcher un peu.
Le vieux serviteur se leva. Ses jambes un peu raidies, écartées et droites, se tenaient parfaitement en équilibre sur l’embarcation légère qui oscillait de droite à gauche, mais il sentait que d’année en année, il perdait de son agilité. La barque pénétrait, maintenant, dans un minuscule marécage que cachaient les hauts papyrus. Le clapotis de l’eau perturba quelques canards sauvages et dans un tapage mécontent, ils s’envolèrent lourdement plus loin. Le cri d’un oiseau se prolongea, s’éloigna et tout redevint silencieux.
— Là, je vais m’installer pour pêcher et tu as, juste devant toi, un terre-plein pour poser les pieds, affirma Yahmose avec une conviction qui n’admettait aucune réplique.
Puis, il se baissa pour dégager de la barque le matériel qu’il avait emporté et qui consistait en un long fil de lin qu’il enroulait autour d’une grosse tige de papyrus au bout duquel s’agitait un ver de terre piqué sur un hameçon de cuivre. Il posa à terre son couteau, des esches et une nasse d’osier tressée pour conserver ses captures.
— Tout est calme, ce matin, les poissons devraient mordre.
— Tu pourras même t’assoupir un peu, ironisa Séchat en clignant de l’œil. Ils viendront au bout de ta ligne sans que tu t’en aperçoives.
Yahmose ne prit nullement garde à cette malicieuse boutade. Il amarra la barque à la racine d’un papyrus qui bordait le fleuve.
La jeune fille enjamba prestement la frêle embarcation et posa le pied à la limite du champ très faiblement irrigué.
D’un pas plus lourd et plus pesant, presque difficilement, Yahmose l’imita. Ses douleurs commençaient, parfois, à le faire souffrir au point de ne plus pouvoir accomplir ces menues tâches.
Séchat courait déjà dans le champ.
Yahmose repéra un gros sycomore dont le feuillage ombrageait le sol. Il déposa sa canne à pêche, un paquet qui enfermait une cuisse d’oie farcie en prévision de sa faim qui, dans quelques heures, se ferait probablement sentir. Une petite jarre de bière fraîche et une grappe de figues sèches accompagnaient le festin du vieux serviteur.
Il connaissait si bien Séchat qu’il savait qu’elle ne reviendrait pas avant que Râ ne cesse de dispenser ses derniers rayons sur la campagne. À chaque escapade de la jeune fille, depuis qu’elle était fillette, Yahmose procédait toujours de la sorte. Il restait à proximité de la barque, péchait, mangeait et s’endormait à l’ombre du gros sycomore qui l’avait abrité tant de fois que, lui non plus, ne comptait plus les ans. Là, il sombrait dans un sommeil dont les dieux, eux-mêmes, ne pouvaient plus le détourner et la nasse restait vide.
Beaucoup plus tard, venait à ses oreilles un joyeux appel suivi de nombreux commentaires qui le tiraient de sa léthargie et concluaient l’interminable échappée.
Il allongea ses jambes, chassa les mouches de son visage qui vinrent aussitôt bourdonner au-dessus de son sac de provisions et entreprit de déplier son matériel.
Séchat connaissait à fond cette région pour l’avoir sillonnée de multiples fois, de ses longues jambes alertes. Comme elle aimait ces interminables journées passées dans la vaste maison de son grand-père, située au sud de la ville ! Le temple de Louqsor passé, il fallait descendre le Nil jusqu’à la ville d’Abou-Simbel, en passant par Assouan.
Le désert s’étalait à perte de vue, près de Bouhen, à la limite de la deuxième cataracte, là où, à peine sortis des déserts de Nubie, les cours d’eau devenaient plus herbeux. Séchat ne savait dire pourquoi sa préférence se portait davantage sur ces régions du Sud. On y trouvait de merveilleuses oasis, comme celle de Sélima. Les chameaux, les gazelles, les bœufs, les oryx venaient s’y désaltérer.
Et, plus bas encore, à mesure que l’on avançait vers le Soudan, le bruit des torrents éthiopiens se confondait avec les sons mats les plus divers. On y rencontrait des peuplades au teint sombre, vêtues de couleurs chatoyantes et se mouvant dans une atmosphère bruyante de cris et de musique.
Bouhen, petit village devenu presque nubien de caractère et de mentalité, représentait pour Séchat un havre de sécurité, de repos, de plaisir. Les villageois et les paysans suivaient les rites et les usages égyptiens depuis l’époque archaïque. Le mélange des races leur donnait cette beauté sauvage que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, ce teint sombre et ces cheveux noirs où les boucles serrées surmontaient un profil au nez fin, mais aux lèvres charnues et pulpeuses des pays d’Afrique.
Peuplade où la prestance et l’harmonie du corps et du mouvement s’imposaient comme une évidence. Reshot, sa jeune servante, venait de cette région perdue du sud de l’Égypte. Tout comme eux, elle gardait cette caractéristique du corps élancé, svelte et gracieux, du visage allongé et du regard grave que traversait parfois la nostalgie d’un curieux mélange qu’elle ne pouvait elle-même expliquer. Seule sa chevelure crépue démasquait ses origines africaines.
Séchat avançait dans la campagne à grandes enjambées contournant les chadoufs qui étaient actionnés en permanence afin de ne pas laisser en friche les terrains non touchés par l’inondation.
Venant d’apercevoir, entre les vastes champs fraîchement fauchés et le chemin de boue séchée qui se dégageait sur sa gauche, une curieuse habitation qui semblait prendre une ampleur de plus en plus grande au fur et à mesure qu’elle s’en approchait, sa curiosité instinctive s’éveilla.
Elle ralentit le pas, surprise de voir une boucle du Nil en cet endroit qu’elle ne soupçonnait pas. Les chadoufs avaient subitement disparu. Au creux de la boucle, une nouvelle exploitation s’était construite, de taille si importante que Séchat était subjuguée.
Comment se faisait-il que Nekbet ne lui en avait pas parlé ? Lui qui n’oubliait jamais de la tenir au courant sur tous les changements de la région, qu’ils soient d’ordre administratif, agricole ou concernant tout simplement le village. Il est vrai que ses deux dernières années d’études ne lui avaient guère laissé de temps libre pour profiter des vacances qu’elle souhaitait, pourtant, depuis longtemps.
La nouvelle construction, bâtie en briques crues, de forme conique et à base circulaire jouxtait une large rampe qui menait au sommet non recouvert. Séchat connaissait ces greniers à blé, mais elle n’en avait jamais vu de si grands. Celui-ci possédait cinq étages. Les greniers superposés et juxtaposés étaient reliés entre eux par cette rampe de briques où l’on faisait monter les ânes chargés des lourds sacs de blé.
Elle contourna le gigantesque bâtiment, trouva une mince ouverture qui donnait sur le côté le plus bas et aperçut, en annexe, le minuscule logement du gardien.
La grande pièce, presque vide, paraissait triste et froide. Les seuls éléments intérieurs qui consistaient en une paillasse posée à terre, un four à cuire le pain, un coffre qui devait enfermer quelques habits et objets personnels lui semblèrent très rudimentaires, frisant la misère. Elle se mit à comparer la grandeur et la somptuosité du bâtiment à cette lamentable masure habitée, sans nul doute, par le scribe surveillant les lieux. Peu s’en fallait pour qu’un sentiment de révolte ne la prît. Voilà bien ce pour quoi elle lutterait lorsqu’elle serait nommée Grande Scribe des artisans.
Prudemment, elle passa la tête dans l’ouverture de la bâtisse.
— Qui es-tu ? Que viens-tu faire ? questionna-t-on durement derrière elle.
Surprise, Séchat se retourna brusquement. Un jeune Égyptien, vêtu d’un court pagne blanc, celui des scribes de la campagne, droit et non plissé qui lui tombait juste sur les hanches, se tenait devant elle. Âgé d’une vingtaine d’années, la distinction de son allure ne coïncidait guère avec le lieu agricole dans lequel il évoluait.
Malgré l’agressivité de sa question, le pli amer de sa bouche et le froncement subit de son front, ses yeux allongés reflétaient une lueur de curiosité bien normale. Leur couleur, qui oscillait entre le brun et le vert, prenait en cet instant précis une teinte exagérément sombre.
Soudain, Séchat se sentit mal à l’aise. Ne forçait-elle pas l’intimité de ce modeste logis ? Elle n’osa parler.
Conscient de son embarras, le jeune homme ébaucha un sourire qui s’apparentait plus à un rictus qu’à une forme de sympathie.
— Eh bien ! Qui es-tu et que veux-tu ? répéta-t-il tout en s’efforçant de prendre une voix moins brutale.
— Je m’appelle Séchat et je suis du domaine de Bouhen.
Méfiant, l’Égyptien la détailla avec tant d’insistance qu’elle se sentit rougir.
— Ton œil n’a pas besoin d’être aussi méfiant, déclara-t-elle en fixant droit son regard dans le sien. Je ne suis pas une voleuse.
Ce fut lui, cette fois, qui parut gêné.
— Excuse-moi, mais je n’ai guère l’habitude de recevoir des visites dans ce trou à rat.
— Fais-tu allusion à ton logis ? Car ce bâtiment est superbe, il me semble. Ces nombreux étages qui se superposent, se juxtaposent et cette rampe de briques plates et solides, alors que beaucoup d’autres ne sont qu’en boue séchée, sont une véritable révolution dans l’aménagement des greniers à blé.
Elle pensait, ainsi, l’amener à parler, s’expliquer, abandonner sa méfiance.
Elle poursuivit du même ton persuasif :
— Cette rampe qui mène au sommet me paraît ressortir d’un modernisme que je n’ai encore jamais remarqué dans une telle construction de tout le sud de l’Égypte.
Tel que l’avait prévu Séchat, la méfiance du jeune homme se transforma vite en surprise.
— Où as-tu appris ces techniques de constructions ? se renseigna-t-il d’un air assez dubitatif.
— Au cours de l’école.
La surprise qui venait d’allumer son visage mat s’éteignit aussitôt et ses yeux soupçonneux reprirent leur sombre intensité.
— Au cours de l’école. Quelle école ?
— C’est un interrogatoire ? répliqua Séchat.
— Quelle école ? reprit-il têtu.
— Mais l’École d’Administration de Thèbes.
Il la détailla à nouveau, jaugeant son allure entière, de ses pieds chaussés de sandalettes à sa tête coiffée de tresses comme au temps de son adolescence.
— C’est exact, déclara-t-il. C’est une construction toute nouvelle et comme tu l’as justement remarqué, sa structure permet de contenir dix fois plus de céréales que tous les autres greniers de cette région.
— Comment fonctionnent les vannes ? s’enquit Séchat. Les piliers sont-ils à la verticale et peut-on régler le débit ?
L’aplomb de ses propos semblaient le sidérer et, cette fois, convaincu de son savoir, il poursuivit :
— Je ne porte pas une perruque de citadin, mes pieds sont nus et bien que je sois loin d’avoir le bâton de commandement, je vais m’efforcer de t’expliquer.
Séchat savait qu’effectivement tout scribe qui commandait un chantier, un domaine agricole, un déchargement sur le port ou un autre travail d’égale importance portait toujours, dans sa main droite, le bâton de commandement. Cette tradition qui s’exerçait depuis des origines très éloignées se poursuivait encore et permettait de distinguer rapidement le chef d’un lieu de travail quel qu’il soit.
— Mais, tu es jeune, répliqua Séchat et tu as tout le temps de prendre un commandement.
L’Égyptien se planta brusquement devant elle et pointa un doigt suspect sur le buste de la jeune fille, entre ses deux seins.
Séchat s’écarta. La pression du doigt, là où il était posé, la troubla. Mais, le jeune scribe reprit :
— Si tu as suivi l’École d’Administration de Thèbes, tu dois en connaître tous les rouages, les excès, les faiblesses. Tu dois savoir qu’il existe les élèves privilégiés et ceux de condition modeste.
Il pressa davantage son doigt sur le buste de la jeune fille et poursuivit :
— Alors, tu m’espionnes. Pour le compte de qui travailles-tu ?
— Tu es décidément très soupçonneux. Mais rassure-toi, que ton opinion désobligeante et mal fondée sur moi se dissipe. Je suis la petite-fille de Nekbet, l’ancien Grand Général des Armées de feu Aménophis. Je termine, comme je te l’ai expliqué, mes études à l’École d’Administration de Thèbes, et je suis en vacances chez mon grand-père, à Bouhen. Je m’y promène, j’y respire, j’y vis, j’y apprends. Car, même si l’on croit posséder une science dans son intégrale profondeur, on ne sait jamais tout. Là, es-tu content ? ironisa-t-elle. Que veux-tu savoir encore ?
Elle plongea son regard dans celui du jeune scribe et ajouta sans aucune animosité, bien au contraire sa voix prit une intonation désinvolte :
— Si tu retirais ton doigt que je sens encore très accusateur.
Il recula lentement sa main, mais garda son doigt pointé en direction de Séchat.
— Alors, insista-t-il, tu fais partie de ces filles privilégiées que rien n’arrête parce qu’elles peuvent tout se permettre.
Le ton mordant du jeune homme ne plut guère à Séchat. Elle perdit aussitôt son air enjoué et se raidit imperceptiblement.
— Tu n’as vraiment rien compris, jeta-t-elle contrariée.
Elle se rapprocha du garçon, plongea ses yeux hardis dans les siens et n’y remarquant aucune agressivité, elle reprit d’un ton moins acide :
— Ou alors, tu sembles ignorer qu’une fille étudiant parmi une cinquantaine de garçons ne trouve, devant elle, qu’obstacles, interdictions, injustices et méfiances.
— Rien ne t’y oblige, je suppose.
— En effet, rien ne m’y oblige, mais je ne suis pas marquée des mêmes idées que les autres filles. Moi-même, je n’y peux rien. Ma mère est morte à ma naissance et n’a donc pu m’apprendre ce que toute mère apprend à sa fille. Durant toute ma jeunesse mon père m’a inculqué ce qu’il savait lui-même.
Elle soupira et murmura la conclusion qui s’imposait sans qu’on puisse rien y changer :
— J’ai toujours envie d’en connaître davantage. Peut-être aurais-je mieux vécu dans la peau d’une autre petite fille, mais, vois-tu, je ne peux faire marche arrière. C’est ainsi.
Conscient de ses propos stupides et primaires, la sincérité de sa compagne lui apparut évidente. Il prit sa main et la serra entre les siennes.
— Je ne suis pas un abruti, s’excusa-t-il. Je ressens fort bien tes impressions. Pardonne-moi de t’avoir agressée de la sorte. Mais, regarde toi-même et tente de conclure. Le poste que j’ai obtenu après de longues études est tout juste bon à prendre par n’importe quel agriculteur illettré.
— Les dieux ne t’ont pas été favorables jusque-là, mais tu dois reprendre confiance. Tes compétences, si elles existent, finiront par s’imposer. Alors, on te confiera un poste plus important.
— Il y a deux saisons déjà que je suis affecté à la surveillance de ce grenier à blé. J’y suis enfermé, prisonnier, j’y étouffe. Je n’ai ni relations, ni richesses. Je compte les quantités de blé amassées et lorsque le travail est effectué, je reste, tel un imbécile, en haut de cette guérite à surveiller les allées et venues des paysans, des rôdeurs, de gens qui passent.
— N’as-tu pas tenté de te distinguer ?
— Comment veux-tu sortir du rang avec une telle besogne ?
— Ne peut-on t’aider ?
— Les hauts dignitaires comme Nekbet, ton grand-père, ne s’intéressent guère à la petite classe.
Séchat s’emporta et, le regard en colère, se planta devant le jeune Égyptien tout en redressant son torse délicatement bombé. Elle jeta d’un ton catégorique qui n’admettait aucune réplique :
— Tu te trompes lourdement et cette image noire que tu reflètes sur le Général Nekbet ne correspond nullement à la réalité. Malgré son œil acéré, mon grand-père ne peut tout voir, tout entendre, tout diriger. Qui est ton chef hiérarchique ?
— Mouredsou ! C’est un scribe dirigé par Ahotep, le directeur des greniers à blé de Nekbet. Je n’ai aucun jugement critique à formuler sur Ahotep. On dit qu’il a toujours exécuté correctement le travail que lui imposaient les grands collecteurs de blé. Quant à Mouredsou, c’est un petit scribe de basse envergure et mes compétences valent bien les siennes.
— Je ne connais pas Ahotep. Quant à Mouredsou, je le sais médiocre, poltron, sans talent et sans intelligence. De plus, il boit trop de bière pour être performant. Sa femme, cependant, est gentille, honnête et travailleuse. Elle élève cinq enfants avec difficultés. Je lui ai souvent donné des tuniques que je ne portais plus.
— Quel grand cœur ! ironisa aigrement le jeune scribe. Allons, viens dans ma triste cellule, je vais te donner de l’eau fraîche à boire. Et nous pourrons discuter moins chaudement que sous ce soleil qui commence à m’exaspérer.
Conquise par ce jeune homme ambitieux qu’elle comprenait parfaitement, partageant ce sentiment d’injustice que les différences de classes sociales engendraient, elle prenait une fois de plus conscience de ce qu’il fallait réformer.
— Quel est ton nom ? demanda-t-elle.
— Sakmet, pour te servir, fit-il en prenant le parti d’abandonner son amertume.
Et c’est presque d’un geste amusé qu’il se prosterna devant Séchat, à l’entrée de son logis sans porte. Le mur blanchi représentait le seul luxe à remarquer.
— Tu connais mon palais, reprit-il, puisque je t’y ai vue admirer mon mobilier.
Toujours prosterné et d’un geste théâtral, il désigna le minuscule four à pain, le vieux coffre de bois et la natte posée à terre.
— Ne sois pas amer, Sakmet, j’essaierai de parler à Nekbet. Il est encore très influent auprès du Grand Intendant des Scribes, bien que sa place ne soit plus auprès de lui.
— J’ai perdu espoir dans ce monde où tout est inscrit pour les riches. J’ai prié Toth, le dieu de la sagesse, Hathor, la déesse suprême, Horus, Anubis, Isis. Je les ai tous sollicités. Ils ne m’ont guère écouté. Ma vie, mon sort, mon être tout entier ne les concerne pas. Mon Kâ encore moins…
— Je t’en prie, Sakmet, coupa énergiquement Séchat, ne sois pas incroyant. Ton Kâ prendra en compte ta vie sur terre.
— Que m’importe mon Kâ, si je ne puis m’offrir ni lit, ni bon vin, ni même un repos détendu lorsque mon corps est fatigué.
— Ne montre pas cette amertume.
Leurs regards se croisèrent. La pièce sombre était fraîche. Pourtant, le sol asséché transmettait une chaleur sous les pieds, et la lumière qui pénétrait par l’ouverture arrivait à lancer ses rayons malgré l’épaisseur du mur qui tentait de s’en préserver.
Sakmet crut devoir détendre l’atmosphère en révélant avec candeur :
— Tes yeux prennent la couleur du Nil lorsque la nuit sombre l’enveloppe. Ils sont noirs, ils sont bleus, ils semblent enfermer tous tes secrets.
Le sourire que lui offrit Séchat révélait un plaisir évident.
— C’est joli ce que tu me dis là. Donne-moi de l’eau fraîche, veux-tu ? J’aimerais me désaltérer avant de repartir.
— Déjà !
— Je dois rentrer, je suis loin de mon point d’attache.
— Le soleil est de plus en plus haut. Ne peux-tu pas rester davantage ?
— Je reviendrai.
Sakmet prit la main de Séchat.
— Je t’en prie, reste encore un instant. J’ai si peu de visites.
La supplication du jeune homme émut Séchat qui soudain, décida de s’asseoir sur le sol face à son nouveau compagnon.
D’un geste lent, honteux de ne pouvoir offrir à la jeune fille que de l’eau, celui-ci saisit la cruche posée sur le vieux coffre et la lui tendit.
— Tu es jeune pour réussir à ce point, déclara le jeune homme. N’as-tu donc pas envie de créer un foyer ?
Le rire que Séchat déclencha dans la pièce, qui d’ailleurs s’ensoleillait de plus en plus, fut si communicatif que Sakmet, joyeux tout à coup, lui fit écho.
— Tu as raison, je suis un idiot, tu m’as suffisamment fait comprendre, tout à l’heure, que l’orientation de ta vie future se fixait dans ta profession et non l’organisation d’une vie familiale…
— Mais, Sakmet, jeta brusquement la jeune femme, je vais me marier dans quelque temps. Quelques mois peut-être.
Sakmet, qui buvait une gorgée d’eau fraîche à même la cruche, faillit s’étrangler.
À nouveau, l’éclat de rire que lança Séchat l’atteignit en plein visage.
— N’ai-je donc pas le droit, selon toi, de concilier l’un et l’autre ?
— Si, si ! bien entendu, admit Sakmet qui reprenait son assurance. Connais-tu ton futur époux ?
— Bien sûr, c’est un ami d’enfance. Nous avons suivi l’École des Scribes du Palais ensemble. Puis, tandis que moi je me dirigeais vers l’École d’Administration de Thèbes, lui, entrait à la Grande École de Cavalerie Royale.
— Tu as suivi l’École des Scribes du Palais ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est étrange, murmura le jeune homme. Je reste durant six saisons dans cet endroit lugubre, sans rien voir, sans bouger, sans même espérer, attendant qu’un chef hiérarchique me remarque, et là, ce troisième jour du mois de Chemou, je fais la connaissance d’une jeune fille qui a suivi l’École des Scribes du Palais et qui me fait la promesse et l’honneur de parler de moi à son illustre grand-père !
— Je le ferai, crois-moi et je suis certaine que tu ne passeras pas la septième saison ici même.
— Je ne peux le croire.
— As-tu des projets précis ?
— Les projets qui me hantent sont ceux de mon enfance. J’aime l’eau, le Nil, la mer. Mon père venait du fayoum, il connaissait la Méditerranée et me racontait des choses prodigieuses. Il est mort lorsque j’étais enfant. Je suis né non loin de Memphis. c’est là que le reste de ma famille vit encore. Des cousins éloignés, quelques oncles et tantes. Ma mère a rendu le dernier soupir à la saison passée d’Akhit. Veuve, elle m’a élevé durement à la campagne. Il fallait que je l’aide aux travaux des champs. Cependant, mes capacités d’assimilation avaient attiré certaines respectabilités de la région. On me fit suivre des cours et mes dons ont permis la poursuite de mes études. Mais, sitôt mon diplôme acquis, le manque de relations et connaissances m’ont fait terriblement défaut. Et voilà, toute mon histoire.
Le récit de Sakmet chatouilla la sensibilité de Séchat. Elle releva son buste et affirma :
— Je reviendrai pour t’annoncer une mutation digne de toi.
Sakmet se leva précipitamment et prit la main de Séchat. Elle était sèche, mais douce. Il n’osa lui caresser les doigts, mais murmura :
— Tu as les mains d’une déesse.
Puis sans attendre la réplique, il continua d’un ton persuasif :
— Je te souhaite de réussir, tu le mérites et j’accepte que tu m’aides.
Il soupira et bredouilla, comme pour tenter de s’excuser :
— Lorsqu’on est sans finances, sans connaissances et sans aide, il faut, du moins, avoir l’intelligence de saisir la moindre opportunité quand elle se présente.
— Tu as raison, n’ai-je pas saisi la mienne, moi aussi ?
À l’extérieur, la chaleur s’annonçait torride. Le ciel se criblait d’un bleu si intense et la luminosité se révélait si forte que Séchat porta ses mains au-dessus de ses yeux.
— Que dois-je dire à Nekbet ?
— La vérité, répliqua Sakmet. Que je suis scribe de blé, veilleur et petit mesureur de grains. Que je cumule trois misérables fonctions à Bouhen pour un mauvais salaire. Que j’ai accepté d’inscrire avec exactitude le nombre de sacs de grains avant qu’on les fasse porter dans les greniers. Que j’ai consenti à vivre dans ce réduit misérable avec, pour tout mobilier, une paillasse, un four à pain et un coffre. Que je touche par mois deux rations de blé, deux d’huile, une ration de poisson séché et un tonneau de bière. Que je porte le même pagne de mauvaise qualité trois saisons durant. En conclusion, que je suis intelligent, travailleur, honnête.
Il s’arrêta quelque temps et reprit :
— J’ai acquis tous mes diplômes de scribe et je vis tel un misérable. La vie de travail dans les champs, aux côtés de ma mère, se révélait deux fois moins pénible. Voilà ce que tu peux raconter au Grand Général Nekbet.
— C’est d’accord, Sakmet, je lui rapporterai tous tes griefs. Pas un ne sera oublié.
Elle lui sourit et il en oublia ses doléances. Il parcourut d’un regard insistant la silhouette harmonieuse de la jeune fille, son regard tranquille, son nez fin aux ailes délicates, sa bouche qu’ourlaient des lèvres roses et moelleuses qu’il eut envie d’embrasser. Mais elle le quittait déjà et bien avant qu’il ait pu la retenir, elle s’éloigna dans un geste d’adieu.
Lorsqu’elle atteignit les abords du grand bâtiment que le soleil teintait d’une blancheur excessive, elle jeta un dernier regard sur l’annexe et, dans la minuscule ouverture qui imprimait un point sombre, distingua la silhouette de Sakmet. Elle sentit qu’il la suivait des yeux et qu’il ne la lâcherait pas avant qu’elle ne disparaisse complètement dans l’horizon brûlant.
Séchat marchait en direction de Bouhen, ce village dont elle connaissait chaque maison, ce domaine dont elle identifiait chaque champ, chaque marais, chaque bosquet de papyrus.
Le domaine de Bouhen formait un ancien nome, mais la force des armées, due aux guerres successives de ces dernières dynasties, l’avait annexé à la puissance de l’Égypte tout en anéantissant la vieille noblesse du Moyen-Empire. Les militaires prenaient beaucoup plus d’importance dans les affaires de l’État dont Nekbet avait appris à sa fille toute l’histoire administrative.
C’est ainsi qu’elle savait qu’autrefois, au temps des premières dynasties, son pays se trouvait divisé en une cinquantaine de nomes. Chaque district administratif, gouverné par un prince, se considérait comme le plus puissant. Ce prince, à la tête de son domaine, le dirigeait à son goût, suivant ses idées propres et, bien souvent, ne sachant ni contrôler, ni maîtriser ses exigences enragées de pouvoirs absolus, quitte à se battre contre son voisin, le nome le plus proche. Propriétaire absolu de son domaine, il disposait de ses scribes, de ses vizirs, de ses intendants du trésor et de tout le personnel nécessaire pour gouverner ce petit État. L’unité de l’Égypte se révélait ainsi impossible.
Au cours des dynasties suivantes, les princes de Thèbes, réunis dans un même idéal, avaient poursuivi une lutte permanente contre les envahisseurs étrangers pour préserver le cœur même de l’Égypte.
Plus tard, le pouvoir pharaonique revenu, les nomes, tout en conservant une certaine autonomie, se virent dans l’obligation d’abandonner une grande partie de leur puissance et se plier aux volontés du pharaon. Il fut interdit aux provinces d’Égypte de guerroyer entre elles.
Seules, deux grandes provinces subsistaient, la Haute et la Basse Égypte, sous le contrôle direct du Pharaon. Le système administratif provincial intégralement disparu, vint le Nouvel Empire. Restaient encore deux vizirs, Grands Intendants du Nord et du Sud, mais ne siégeaient plus qu’un seul juge suprême, qu’un seul Grand Prêtre d’Amon et qu’un seul Grand Scribe royal. Chacun de ces hauts dignitaires ne pouvaient plus trouver son équivalent.
Bouhen, en raison de sa distinction commerciale grâce aux approches de la Nubie, voyait une animation constante. Nekbet se plaisait à y vivre depuis qu’il n’occupait plus ses hautes fonctions à Thèbes.
Séchat aussi s’y sentait à l’aise. Et si le Nil, ici, perdait de la largeur par rapport à ses dimensions plus spacieuses près de Thèbes, il gagnait en mystère et en imprévu par sa faune et sa flore extraordinairement fournies et perpétuellement présentes.
Les oiseaux migrateurs en provenance du Delta y faisaient une pause, profitant de ce délassement pour y accomplir leurs ébats amoureux. Toutes sortes de volatiles s’ébrouaient voluptueusement dans les marais qui bordaient le fleuve, des oies, des canards, des pigeons et même des grues cendrées à la crête rouge. Des troupeaux d’hippopotames traversaient le fleuve à la saison du Chemou, avançant paisiblement avec agilité malgré la masse considérable de leur corps. Les femelles et les petits se tenaient au centre. Parfois, l’un d’eux sortait la tête hors de l’eau et bâillait largement en pointant ses canines menaçantes.
Des fleurs et des lianes aux étranges formes s’accouplaient aux racines des papyrus et mêlaient leurs couleurs aux teintes pâles des lotus. Les ombelles de ces luxuriantes plantes aquatiques se balançaient gracieusement au moindre souffle du vent.
Oui, Séchat appréciait cet endroit de sérénité et de détente. Elle prenait plaisir à chacun de ces repos apaisants qui semblaient ressourcer ses énergies vitales, ses espoirs et ses attentes.
*
* *
L’atmosphère était tiède. Les rayons de Râ avaient atténué un peu leur violence quand Séchat arriva près du marché qui se tenait sur un vaste terre-plein, situé après les maisons basses toutes construites de boue séchée, mais recouvertes d’une chaux blanche bon marché qui supprimait cette impression de misérabilisme que l’on côtoyait fréquemment dans bien d’autres régions.
La place était animée. Séchat se plaisait à y flâner. Serviteurs et paysans s’y retrouvaient dans des palabres interminables où chacun proposait son produit, discutait, refusait, marchandait.
Une grande partie de ces gens se trouvaient sous la dépendance de Nekbet. Comme dans tout système d’esclavage, il existait toujours ceux qui tentaient d’y échapper pour devenir leur propre maître, Bouhen comptait les siens. Bien souvent, seuls et sans aide, ils se débattaient plus misérablement encore pour vivre du produit que leur laissait un malheureux lopin de terre et, si le rapport de leurs légumes demeurait leur possession, après en avoir déduit la part qui revenait à l’impôt, il leur restait si peu qu’ils pouvaient à peine nourrir leur famille.
Curieux mélange qui s’agitait dans ce brouhaha indescriptible. Séchat s’arrêta devant un vieux pêcheur qui présentait ses poissons frais enfermés dans des nasses d’osier tressé. Une Égyptienne vieille et ridée, tenant deux enfants par la main, lui présenta ses objets d’échange qui consistait en une série d’ustensiles en écorce de papyrus.
À côté, un marchand offrait à une jeune femme des onguents aux relents de poisson qui provenaient du pêcheur voisin. La femme lui présenta une coupelle de bois, sans doute faite en roseau, que le marchand saisit nonchalamment. Il la soupesa, l’examina minutieusement, la retourna, la réexamina et la tendit à la femme en hochant la tête dans un signe de négation. Mécontente, la femme brandit sa coupelle, cria des injures au marchand, attendit et comme l’homme reprenait la coupelle et recommençait son examen d’un air dubitatif, la femme se calma.
Le marchand saisit un flacon d’onguent et le lui tendit. Aussitôt les injures reprirent, la femme réclamait deux flacons. À son tour, le marchand l’invectiva et leurs voix se couvrirent, puis il réfléchit et s’empara d’un minuscule pot de terre qui devait enfermer une vulgaire crème de beauté. Il présenta les deux objets à sa cliente et, cette fois, elle fut d’accord et tout rentra dans l’ordre.
Ce genre de scène amusait toujours Séchat. Plus loin, une matrone, camouflée sous une immense tunique incolore qui la recouvrait presque entièrement, tendait un foulard de grosse laine à un marchand de céréales qui la lui refusa. Elle tenta sa chance auprès d’un marchand voisin qui la lui prit pour quelques têtes de gros oignons rouges. Derrière elle, un homme emportait des pois chiches et des lentilles pour un collier de pierres grossières.
Le bijou lui fit penser à celui qu’elle portait. Si elle le troquait contre un poisson séché et une galette d’orge au miel, voilà qui pourrait rassasier la faim qu’elle commençait à ressentir, d’autant plus qu’elle ne devait retrouver Yahmose que lorsque le soleil rejoindrait la ligne de l’horizon.
Elle porta les mains à son cou et détacha son collier de quartz. Puis, l’observant attentivement, elle le trouva trop luxueux pour un échange aussi maigre qu’un poisson et une galette. Elle le remit à son cou et en décida autrement. L’un de ses bras s’entourait de fins cercles d’argent. Rapidement, Séchat réfléchit. Oui, c’était encore trop bien payé.
Elle ôta de son bras gauche un mince bracelet de cuir ciselé et se mit en quête de quelque chose à manger. Tombant sur un étalage de fruits secs et de gâteaux aux amandes, elle tendit son bijou. La marchande plissa ses petits yeux futés et calculateurs, tordit sa bouche édentée en un sourire empressé et lui tendit sans attendre un gâteau fourré de miel et d’amandes. Séchat en réclama deux, la vieille pointa son doigt sur la rangée de fins anneaux d’argent qui entourait l’autre bras de Séchat.
— Deux cercles, ma belle, deux gâteaux !
— Eh là ! tes gâteaux ne sont pas en argent, il me semble.
— Et tes bracelets, le sont-ils ? rétorqua la vieille, montre pour voir.
Séchat lui tendit celui qu’elle avait préparé. La vieille le porta à sa bouche.
— Que peux-tu ressentir, pauvre vieille, dit Séchat en riant, tu n’as plus de dents.
— Je n’ai plus de dents, mais j’ai encore un nez, je sens et je renifle. Ton bracelet n’est pas du toc, petite. Prends les deux gâteaux.
Mais la vieille s’entêtait pour acquérir un autre bracelet, elle regarda Séchat, sans se départir de son sourire édenté.
— Si tu m’en laisses un autre, dit-elle en repointant son index à l’ongle sale sur le bras de la jeune fille, je te donne deux poignées de raisins secs et quelques figues, les plus belles et les meilleures de tout ce marché.
Ici, à Bouhen, comme sur tous les autres marchés, on troquait les denrées entre elles selon les caprices et la fantaisie des acheteurs et des marchands. Bien souvent, le plus fort remportait. À Thèbes, si le système était identique, chaque objet se pesait et se calculait à son juste prix sur la valeur du deben.
Son appétit s’étant accentué, Séchat ne mit guère de temps à absorber ses gâteaux, ses raisins et ses figues. Elle cherchait un peu d’eau pour se désaltérer et se laver les mains lorsqu’elle entendit des petits cris à peine perceptibles. Ils provenaient du sol. Prêtant plus attentivement l’oreille, elle les localisa là, près de ses pieds. Elle baissa les yeux. Un cageot rempli de paille, posé sur la terre séchée, attira son regard. Elle n’eut pas le temps de distinguer. Déjà une voix dans son dos la fit se retourner.
Une femme grande, élancée, au teint sombre que surmontaient des cheveux noirs et crépus s’approchait d’elle.
— Regarde. N’est-ce pas un trésor ce qu’enferme mon cageot ?
Cinq ou six chatons, serrés les uns contre les autres, miaulaient énergiquement en se léchant avec toute l’ardeur que leurs petites langues roses leur permettaient. Séchat engagea doucement une main sur cet amas de chatons bien éveillés. L’un d’eux se détacha aussitôt et, de ses petites griffes encore à peines sorties, s’accrocha au bras de la jeune fille.
— Aïe ! cria-t-elle en riant. Viens plutôt contre moi.
Sortant le chaton du cageot et l’approchant de son visage, il se blottit instinctivement au creux de son cou. Séchat l’écarta un instant afin de l’examiner. Il portait un pelage doré mêlé à de multiples petites taches brunes.
— Un ocelot, tu ressembles à un bébé ocelot, dit-elle d’un air joyeux.
— Il est à toi, si tu le désires.
Séchat pensa que cette femme avait de la classe. Elle ne lui réclamait rien de façon cupide et impatiente.
Le chaton qu’elle avait reposé près de son cou se mit à lui sucer l’oreille.
— Bon ! Tu veux que je t’emmène. C’est vrai que tu m’as séduite de façon irrésistible. Es-tu une fille ou un garçon ?
— Ce petit-là est une femelle. C’est la plus vigoureuse de la portée.
— Je prends ton chaton, car il me plaît. Que veux-tu en échange. Un ou deux bracelets ?
Elle réfléchit et ajouta :
— Tiens, si tu le désires, je t’offre mon collier.
La jeune femme ne disait rien. Elle paraissait gênée.
— Tu n’en veux pas. Rien ne te plaît ? Je n’ai pas de deben sur moi.
La jeune femme fixait les pieds de Séchat.
— Quoi ! Mes sandales, tu veux mes sandales ?
— Jeune fille, dit la Nubienne, tu sembles de bonne famille. Tu dois posséder des dizaines de sandales comme celles-ci et tu sais que dans nos campagnes, il est rare de trouver d’aussi jolis articles sans posséder une petite fortune. Depuis très longtemps, je rêve d’enfermer mes pieds dans du cuir souple.
— Ce chaton mérite deux ou trois gîtes, mais je n’ai jamais d’argent sur moi. Je te donne mes sandales avec plaisir.
Les yeux de la Nubienne s’éclairaient de joie.
— Je ne veux pas un seul gîte. À quoi cela me servirait-il si avec deux gîtes ou trois je ne peux acquérir de sandales ?
L’affaire conclue et serrant le chaton contre elle, Séchat s’apprêtait à quitter le marché lorsque, lui barrant le chemin, un homme à la peau sombre et vêtu d’une tunique sale et déchirée dont les couleurs étaient devenues pratiquement inexistantes, l’interpella familièrement :
— Ton chaton est très beau, petite !
Surprise, Séchat le regarda. Son visage n’était pas rasé et sa peau semblait aussi crasseuse que sa tunique. Un Égyptien ambulant, sans doute, car il n’avait ni les traits d’un Nubien, ni ceux de l’Ethiopien ou du Libyen que l’on rencontrait fréquemment à Bouhen. Oui ! Un Égyptien comme ceux que l’on voyait parfois, attirés par les marchés des campagnes, souvent des voleurs ou des violeurs de tombes. Mais celui-ci semblait vendre quelque chose. Les deux paniers qu’il s’apprêtait à remporter pouvaient en être la preuve. Il les coinça sous ses bras.
— Mon chaton me plaît, c’est vrai ! Mais, toi, marchand ? Que vends-tu ? questionna-t-elle.
L’homme sembla ignorer la question. Il la regarda en coulisse et fit observer :
— Tu es arrivée au bout du marché. T’apprêtes-tu donc à rentrer ?
Puis, sans lui laisser le temps de la réponse, il cala ses paniers confortablement sous ses bras et poursuivit d’un ton naturel :
— Mon logis est assez loin, là-bas derrière les champs, entre Bouhen et les premiers marais du Nil.
— C’est précisément de ce côté que je me dirige, répliqua Séchat. On m’attend justement près des bosquets de papyrus, ceux qui débutent les marais. Là où se trouve le vieux sycomore séculaire.
— Je connais bien. Nous pouvons faire route ensemble, si tu le veux.
Séchat accepta. Son chaton enfermé entre ses deux bras repliés, elle quitta le marché et s’engagea sur le chemin qui menait aux marais. L’homme marchait à son rythme. Lorsque les derniers étalages s’estompèrent dans leur dos, la curiosité la reprit. Elle tenta de se renseigner :
— Ils sont vides tes paniers ?
— Hélas, je n’ai vendu que la moitié de mes œufs. Ils sont superbes. Tiens, veux-tu les voir ?
Sans attendre la réponse, il s’arrêta, posa son chargement à terre et tira une targette au-dessus de l’un des paniers. Celui-ci s’ouvrit. Reposant sur de la paille fraîche, de gros œufs de caille ocrés mouchetés de brun s’alignaient.
— Ils sont curieux tes œufs, ils ressemblent au pelage de mon chaton, fit-elle observer en riant.
— Tu vois, je n’en ai vendu que la moitié. J’aurais pourtant bien voulu vider mes deux paniers.
— Ne pouvais-tu rester plus longtemps sur le marché ? Il me semble que tu aurais fort bien pu les vendre.
— Oh ! J’y retournerai demain.
L’air se rafraîchissait sur la tombée du jour. Au trois quarts de sa course, le soleil diffusait des rayons dont l’intensité se voilait d’une couleur délicatement rosée.
— Tiens, je connais un raccourci, dit l’homme. À travers ces touffes et ces racines, nous gagnerons du temps. Peut-être l’as-tu déjà emprunté, car tu sembles bien connaître ce pays.
— C’est exact, je peux même t’assurer qu’en prenant cette direction, le soleil sera encore assez haut lorsque nous atteindrons le gros sycomore.
— Hé ! Ralentissons un peu, petite. J’ai un cœur en mauvais état et tes jambes sont jeunes et rapides.
Séchat stoppa un instant. L’homme s’arrêta derrière elle. Son chaton entre les bras, la jeune fille leva les yeux au ciel. En ces fins de journées d’Akhit, il changeait rapidement de teinte. Du rosé qui le colorait presque à l’instant, il passait à une sorte d’orangé qui virerait très bientôt au carmin dès qu’il aurait rejoint la ligne de l’horizon. Mais sa clarté restait encore violente et elle porta l’une de ses mains en visière au-dessus de ses yeux. Le vieux sycomore ne devait plus être très loin. Elle rabaissa son bras pour mieux y enfermer le chaton et se retourna vers le marchand.
Tout se passa vertigineusement. Face à elle, un énorme cobra vert et or la scrutait. Debout, enroulé juste à sa base, ses yeux luisants et rouges fixaient le regard agrandi de Séchat. Le grand serpent pointait sa langue sifflante et acérée en direction de son visage.
Le chaton qu’elle tenait serré contre elle, en se dégageant avec une brusquerie violente et inattendue, lui griffa le cou et le bas de la joue. Ce fut sa chance.
Le cobra, que le saut inopiné du chat avait perturbé dans son attente meurtrière, prit peur, s’enroula et disparut dans les herbes hautes et les racines de papyrus.
Le cœur de Séchat battait et résonnait jusque dans ses tempes. Encore pétrifiée, elle n’osait bouger. La peur de revoir surgir le reptile venimeux lui dictait de courir à toutes jambes, mais la tristesse d’abandonner son chaton l’empêchait de fuir.
Pâle et tremblante, Séchat n’arrivait plus à fixer sa raison et des frissons glacés commençaient à lui parcourir le dos. Elle sentait ses jambes ramollir, se dérober insidieusement sous le poids de son corps devenu soudainement très lourd.
Brusquement, pourtant, elle pensa au marchand qu’elle avait oublié. Disparu avec ses paniers, elle restait seule dans la campagne, encore loin de Yahmose et du gros sycomore. Elle recula lentement et se mit à l’écart des feuillages et de toute végétation. Puis, elle posa les pieds sur une plaque de terre séchée.
L’angoisse de voir surgir le cobra la paralysait. De là, elle attendit que les battements de son cœur reprennent un rythme plus régulier, mais ils s’obstinaient à poursuivre cette cadence effrénée qui résonnait à travers toute sa poitrine. Résignée, elle scruta les alentours.
Pouvant apercevoir la base des racines et des herbes avoisinantes, elle observa attentivement. Comment pouvait-elle contourner les parages sans s’enfoncer dans les hautes touffes végétales ? De part et d’autres, les papyrus l’entouraient. Le serpent venimeux l’attendait, sans doute, dissimulé dans les racines.
Son cœur battait encore violemment, mais les pulsions de ses tempes s’étaient calmées. L’appui de ses jambes se raffermissait et la blancheur de son visage disparaissait.
Une idée lui vint. Quelle erreur de rester, là, silencieuse et terrorisée ! Ne fallait-il pas plutôt faire du bruit pour épouvanter le reptile ?
— Chaton, chaton ! cria-t-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre très aiguë.
Des larmes lui montaient aux yeux. « Les nerfs, se dit-elle, je suis sans doute sauvée, mais l’angoisse demeure encore. » Elle arracha avec autant de violence que de difficulté une racine de papyrus afin de s’en servir comme bâton pour se frayer un chemin.
— Chaton, chaton ! hurla-t-elle.
Se cachait-il dans les feuillages ou avait-il pris le parti désespéré de s’enfuir ? Comment le trouver sans risquer de tomber sur le cobra ? Elle reprit lentement son chemin.
À l’aide de son bâton de fortune, elle abaissait, relevait, écartait, selon les exigences de l’instant, les herbes et les branches qui s’élevaient au-devant d’elle et posait scrupuleusement et attentivement les pieds, là où elle dégageait le sol.
L’œil aux aguets, le bosquet de papyrus passé, la voie se trouvait plus ouverte. Une fois de plus, elle scruta l’horizon. Le sycomore ne devait plus être loin. Elle s’apprêtait à repartir lorsqu’un frôlement sur sa jambe la fit tressaillir. À nouveau pétrifiée, avec une lenteur infinie, elle posa son regard sur ses pieds.
Le chaton miaula et se frotta contre sa cheville nue. Il avait dû, comme elle, se faufiler dans les herbes et attendre, là où le passage se faisait plus net. Avec un soulagement extrême, elle prit la petite boule de poils tachetée, l’embrassa fougueusement et la serra contre elle. Alors, sans plus penser à autre chose, elle se mit à courir et ne ralentit que lorsque le gros sycomore fut en vue.
Dans la frêle embarcation qui la ramenait à Bouhen et que Yahmose conduisait, Séchat ne prononça pas un mot. Surpris de son mutisme, le vieux serviteur s’interrogea, mais ne lui posa pas de question. Depuis longtemps, déjà, il respectait les silences de la jeune fille comme il en acceptait les exubérances. Habitué, cependant, à ce qu’elle rapportât un animal du marché de Bouhen, il ne s’inquiéta pas. Que ce fût un chat, une chèvre ou un mouton, que ce fût un coq ou une poule, cela renforçait toujours le cheptel de la maison. Il ne lui parla donc pas du chaton, même lorsqu’il remarqua la longue estafilade rouge qui lui barrait la joue droite et le cou.
Calée dans la barque légère et tournant le dos à Yahmose, il l’entendit murmurer à l’oreille du chaton :
— Je t’appellerai Papyrus.
Le vieux serviteur remua imperceptiblement les lèvres, mais ne répliqua rien.